par Anaëlle Pirat-Taluy
Il commence à maîtriser le geste : plonger le tamis dans la bassine, de biais, recueillir juste ce qu’il faut de matière, de façon homogène, puis sortir le tamis de l’eau, bien à plat. Pourtant, c’est souvent qu’il doit répéter plusieurs fois le mouvement avant d’arriver au résultat qu’il souhaite. Quant à la perfection, il sait qu’il lui faudrait travailler sans relâche chaque jour pour y arriver. Il a lu quelque part que les japonais estiment qu’il faut dix ans de pratique pour devenir maître dans l’art de la fabrication du papier. Dans les quelques papeteries artisanales et traditionnelles du Japon encore en activité, la production d’une feuille est de l’ordre du cérémonial, il y a même des chants que les papetiers entonnent lors de leur travail qui ne tolère aucune erreur.
Il sait tout cela mais il n’est pas prêt à le faire. D’abord car il ne cherche pas la perfection, il cherche le plaisir du geste. Ensuite car les algues qu’il utilise n’ont pas le caractère sacro-saint de certaines essences de bois comme le Kôzo, dont les fibres solides permettent de créer un papier résistant et doux : c’est un matériau difficile, qui ne résistera pas très bien au temps. Enfin, car il aime ses feuilles de papier d’algue uniques et imparfaites, qui ne sont la plupart du temps destinées à rien d’autre qu’à elles-mêmes. Certes, il joue parfois avec ses feuilles : il en fait des lampes, des livres, des masques, des collages, il crée des compositions de couleurs, des jeux avec la lumière. Il teste différents usages, mais rarement celui d’écrire ou d’imprimer dessus. On lui a parfois passé des commandes importantes, qu’il a toujours décliné : il n’a pas vocation à fabriquer des feuilles en grande quantité.
Il se souvient, quand il a commencé à s’intéresser aux algues, de la forte impression que lui avait laissé la vue de ces tracteurs charriant les tonnes d’algues vertes rejetées en masse sur les plages. “L’invasion des algues tueuses”, les gros titres dans les journaux de l’époque résonnaient comme ceux de mauvais films de science-fiction. Cela lui avait donné envie, étrangement, de fabriquer du papier mortel. Il avait déjà entendu parler de ces encres poison, préparées à base d’arsenic et très utilisées au 19e siècle, de la même couleur verte que l’algue d’ailleurs, mais jamais de papier naturellement toxique. Heureusement, il s'est rendu compte au cours de ses premières récoltes, que l’algue verte n’est dangereuse qu’en masse. Son idée première vite oubliée, il a commencé à mieux regarder ce végétal marin qui fait partie de son environnement mais auquel il n’avait finalement jamais prêté attention. Il l’a vu d’abord comme une matière à exploiter, une ressource inépuisable qui pourrait être utilisée dans de nombreux domaines. Puis il a vu les algues comme des espèces toutes singulières qui pouvaient lui apporter une multitude de possibilités formelles, un matériau qu’il pourrait amener dans son champ de recherche et de travail.
Les feuilles de papier d’algue nouvellement produites reposent maintenant sur de grands séchoirs faits de planches de contreplaqué mélaminé. Il faudra les remettre sous presse, plusieurs fois, car elles s’évertuent à gondoler, à résister à l’entreprise d’aplanissement pour bien montrer leur nature indisciplinée. L’algue est revêche, même transformée en pâte à papier et ces feuilles ne seront jamais des objets figés. Elles vont continuer leur vie, réagir à la lumière, à la chaleur ou au froid ; leur couleur va s’effacer, la pâte va pourrir, la feuille va se craqueler. Le papier d’algue est instable, changeant, vivant.
par Anaëlle Pirat-Taluy
Le plongeur nageait entre les rochers, au milieu des herbes mouvantes. La marée basse était à mi-chemin et s’il avait pu explorer aisément certains fonds un peu plus loin dans la mer, il revenait maintenant en s’agrippant aux roches qui lui laissaient peu d’espace pour ses mouvements.
Il gardait toutefois la tête dans l’eau, à la recherche de quelques spécimens qui pourraient lui être utiles, et aussi pour maintenir encore un peu cette agréable impression qu’il avait d’évoluer dans un monde flottant, brumeux et silencieux. Il avait bien tenté de prendre en photo ce jardin des profondeurs, de saisir et conserver ce qu’il se passait sous l’eau. Il aimait particulièrement le mouvement des longues lames des algues, les épaisses et lancinantes forêts de laminaires perturbées par le fourmillement des spaghettis de mer, l’apparition soudaine d’une dulse rouge sanguine au milieu du vert olive du varech dentelé, la mousse vert vif de l’ulve qui tranche avec l’aspect spongieux qu’elle prend quand à marée basse elle s’étale sur les rochers. Parfois une autre espèce, une anémone de mer, un crabe couvert de mousse ou une bande de minuscules poissons, venait agrémenter son paysage sous-marin. Tout cela lui semblait pour le moins insaisissable, tant c’était régi par le balancement incessant de l’eau.
Arrivé du côté des grandes roches qui forment comme une barrière sur le littoral, le plongeur finit par se redresser. Là, il remarque les algues accrochées au récif. Il y en a de plusieurs espèces, et leur disposition lui rappelle un dessin qu’il a vu dans la Florule du Finistère des frères Crouan, alors qu’il consultait les alguiers historiques de la bibliothèque de la Station Biologique de Roscoff. Il avait regretté de ne pas avoir fait une copie de ce dessin en particulier, et maintenant il essayait de s’en rappeler les détails. Le dessin représentait les diverses strates d’algues qui apparaissent selon les marées, une trentaine d’espèces représentées au crayon de papier, les unes sur les autres sur un même rocher, selon leurs caractéristiques formelles. En hauteur, les pattes de poule de la pelvétie, capables de vivre hors de l’eau pendant plusieurs jours. À la base de la roche, les longues bandes de laminaires, presque toujours immergées. Entre les deux, des spécimens variés dont il ne connaissait pas tous les noms. Peut-être qu’il devrait retourner à la bibliothèque pour en savoir plus, mais en même temps il aime assez son statut d’amateur éclairé qui ne l’oblige à rien. La dernière fois, la conservatrice de la bibliothèque lui avait sorti des ouvrages anciens et rares, ainsi que des copies des premiers alguiers, et elle s’était adressée à lui, par erreur, comme à un éminent botaniste. Il avait été surpris de voir à quel point il avait trouvé ces alguiers fascinants.
Pour le moment, il se défait de son attirail de plongeur sur la plage puis reste un instant debout pour observer la laisse de mer. La marée a presque atteint son point le plus bas, beaucoup d’algues décrochées se sont échouées et avec elles toutes sortes de mollusques et de crustacés qui s’organisent jusqu’au retour de la mer. Il a déjà fait une bonne récolte aujourd’hui, des beaux spécimens d’algues variés dont il fera le portrait une fois de retour dans son atelier. Là, il veut juste profiter encore du calme de cette journée, s’installer sur la roche et observer le déplacement des berniques.
par Julien Villaret
Pour lui qui ne sait pas dessiner, tracer des lettres à la main lui donne l’impression agréable de pouvoir associer précision du geste et élégance du trait. Cela le ramène à ses jeunes années sur les bancs de l’école primaire quand patiemment il avait noirci des pages de cahier pour apprendre à écrire, et donc à communiquer.
Tracer des lettres, à la main, sur un ordinateur ou en tordant des tiges d’algues le ramène même encore plus loin, à quelques millénaires de là, quand les peuples de Mésopotamie et d’Irak ont commencé à établir des relevés de commerces avec des ancêtres d’alphabets qu’ils avaient inventés. Leurs tablettes d’argile étaient gravées, puis cuites et conservées ; ainsi le lien entre les hommes était scellé. Tracer des lettres, cela le ramène en Egypte ancienne, où les formes imagées de l’écriture étaient utilisées alors sur du papyrus _ il faudrait qu’il se penche d’ailleurs sur le procédé de fabrication de ce papier, peut-être est-il applicable avec certaines espèces d’algues _ et cela le ramène en Grèce où l’on avait perfectionné la graphie des phéniciens pour créer les premiers agencements de lettres à l’origine de l’alphabet moderne latin. Tracer des lettres, enfin, cela le ramène au XVe siècle, quand, avec la rationalisation de l’imprimerie par Gutenberg et la multiplication des capacités d’impression, l'imprimerie est passée de l’artisanat à l’industrie et que le scribe antique s’est mué en ingénieur.
Vers la fin du XXème siècle, le développement de la typographie a subi une accélération inédite avec l’essor des techniques numériques : la dématérialisation des données a mené à la disparition des supports et outils tangibles, la création de polices de caractères n’est plus la prérogative de l’imprimeur ou du fondeur mais devient celle du designer graphique, et les outils numériques permettent aujourd’hui de pouvoir dessiner, éditer et diffuser des polices de caractères originales, directement auprès des utilisateurs. Le marché de la typographie regorge de créateurs indépendants, souvent non-initiés, qui, à côté de fonderies numériques bien établies (qui gèrent généralement des caractères plus classiques) proposent des alphabets plus ou moins fantaisistes qui permettent la création facile, ludique et avec peu de moyens de flyers, cartes de visite et autres publications.
Il ne sait plus très bien comment lui est venue l’idée d’un alphabet inspiré par des algues. Cela a peut-être débuté par ce geste anodin, celui de tracer des signes avec les tiges flexibles de certaines d’entre elles, de dessiner comme on pourrait le faire avec de la laine, de la ficelle, ou tout autre matériau long et souple. Lui n’est pas graphiste, ni typographe, mais il pense qu’un alphabet doit d’abord révéler une idée, un point de vue, un concept quasi philosophique qui se matérialiserait par des lignes, des traits, des rapports de proportion et d’équilibre entre les lettres, la forme d’un arrondi, l’espace entre les caractères.
Les techniques de l’impression et de la typographie ont évolué au fil des siècles, prenant les marques des bouleversements politiques d’une époque et accompagnant les progrès techniques d’une autre. Les graveurs de la renaissance, Garamont, Jenson et d’autres ont mis au point les bases d’une écriture pure, aérienne et moderne, qui s’est adaptée aux techniques de diffusion de l’époque par le livre et ont influencé les suivantes. Les lumières de la Renaissance ont apporté l’harmonie des formes et des idées. L’homme n’avait de compte à rendre qu’à lui-même, et de moins en moins à Dieu. C’est ce cadre intellectuel qui a façonné notre monde actuel et favorisé le développement industriel et scientifique, d’abord source de richesse, mais qui a mené inexorablement à la catastrophe actuelle. Si la lettre a évolué avec les hommes de l’ère antique à la période industrielle, vers quelle forme tendra-t-elle à l’époque de l’écocide accéléré ? Pourra-t-on traduire l’urgence de la situation écologique dans la droiture d’un A ou les zigzags d’un Z ? Ces questions sont sans doute trop lourdes, écrasantes et vertigineuses pour les attaquer de front. Lui, ce qu’il aimerait simplement, c’est écrire par les algues, doter l’écriture d’une dimension vivante, végétale, non humaine.
En prélevant sur l’estran plusieurs échantillons d’une petite algue brune caractéristique du littoral breton, la Bifurcaria Bifurcata, il a formé les 26 lettres de l’alphabet latin en minuscules et en capitales. Puis, l’algue séchant, des lettres très expressives se sont révélées, qui ont donné lieu à un assemblage homogène. Ces petites formes en algues séchées, il les a consignées dans un carnet de notes, constituant de fait un alphabet portatif qu’il transporte partout avec lui comme aurait pu le faire un fondeur de caractères en plomb à l’époque de Gutenberg. De ces signes est née la police de caractères ALG Bifurcaria : une version simplifiée de cet alphabet organique, adapté à l’outil numérique; il suffit de l’installer sur son ordinateur pour pouvoir écrire avec. Comme le milieu marin regorge d’espèces d’algues, il s’est pris à imaginer une famille entière de caractères typographiques complètement déterminés par les attributs esthétiques des laminaires, dulses, ulves et autres himanthalias.
Cette pratique à priori inoffensive consistant à voir des lettres dans les algues, il pressent qu’elle cache autre chose. Peut-être l’affirmation que désormais, plus que jamais, il faut composer avec le vivant. À côté des sempiternels affrontements idéologiques et politiques propres à notre espèce, nous sommes témoins de phénomènes naturels insensés et de plus en plus fréquents : hivers caniculaires, inondations, méga feux, extinctions de masse… c’est la réponse de Gaïa à l’activité destructrice des hommes. En considérant la terre et ses écosystèmes comme un tout, ensemble interconnecté et sensible, ce concept clé ouvre la porte à un renversement de notre rapport nature/culture. On peut alors envisager une autre manière d’être au monde, moins anthropocentrée et plus libre.
Toutes ces choses si disparates qui lui viennent en pensée, il voudrait les faire tenir dans ces quelques algues nouées qu’il dispose simplement sur une feuille blanche. Articuler un système de signes autonomes qui vienne recréer un lien entre l’homme et la nature. Alors discrètement, il a essayé de donner corps à cette idée, en observant les algues sous l’eau comme il aurait observé les caractères dans la casse d’un imprimeur. Il a dessiné, corrigé, partagé ses réflexions, dessiné encore, et le concept d’alphabet du vivant est né, son Algalphabet.
par Julien Villaret
J’ai commencé une collection de lampes anciennes à Berlin il y a une quinzaine d’années. Lampes d’usines, d’ateliers, d’espaces collectifs, en métal, bakelite ou acier chromé. Les modèles du début du XXème siècle avaient déjà atteint des prix exorbitants, je me suis donc naturellement orienté vers des luminaires plus modestes, produits pendant la période de la RDA quand les VEB (ces usines d’état qui produisaient par et pour le peuple) inondaient l’Europe de l’est de tout un tas de produits standardisés, durables et bon marché. La situation politique particulière de cette époque avait donné naissance à un style brut et nostalgique très intéressant, se nourrissant des influences du modernisme mais épousant les critères de fonctionnalité propres au communisme.
Quand j’ai fini par avoir trop de lampes pour les stocker dans mon atelier, j’ai pris le parti de les vendre, et ce passe-temps dominical est quasiment devenu un travail. Je me suis mué en expert de réparation de lampe, mon atelier regorgeait de pièces détachées en tout genres et je connaissais dans les moindre détails la conception de la plupart des luminaires Est-allemands produits avant la chute du mur de Berlin. C’est à partir de cette époque que j’ai appris à regarder les lampes différemment, et à les envisager non plus comme de simples objets fonctionnels mais comme des objets d’art à part entière.
Par exemple, une applique lumineuse de la designer Charlotte Perriand ne pouvait-elle pas exprimer la grâce et la beauté? La pureté de ses formes et le langage qu’elle a su établir avec la lumière place selon moi ses appliques Volet au rang de véritable oeuvres d’art produites en série.
De nombreux artistes ont par ailleurs créé des luminaires en exemplaire unique ou des installations lumineuses in situ qu’ils ont incorporées à leur pratique sculpturale sans distinction de médium ou de catégorie. Martin Kippenberger par exemple, qui avec ses lampadaires de rue tordus a su marqué avec humour une certaine forme d’irrévérence et de provocation, ou bien de James Turrell qui à travers ses installation lumineuse immersives a si bien su évoquer la transcendance et l’immatérialité. Quant aux lampes Akari de Noguchi, elles symbolisent pour moi la rencontre parfaite entre nature artisanat. L’élégant luminaire diffuse une lumière douce et laiteuse. Le papier de murier qui constitue l’abat-jour de la lampe épouse les formes d’un squelette de bambou qui lui donne une présence charnelle troublante et qui a fait de cet objet une icône du design du XXème siècle.
Quelle place pouvait alors prendre mon papier d’algue dans ce dialogue si particulier entre art, design et lumière? Tout d’abord, rappeler le fait que les algues n’existeraient pas sans la lumière : la lumière du soleil permet en effet à ce végétal marin de réaliser la photosynthèse pour se reproduire et créer de la matière vivante. Puis la lumière, encore, qui va provoquer la depigmentation de l’Ulve échouée sur la plage, entrainant son blanchiment et sa dégradation. Il existe donc un lien essentiel entre les algues et la lumière, qui accompagne le cycle de vie et de mort des marées vertes et c’est précisément l’idée que vient révéler la présence lumineuse des lampes en papier d’algue.
Lorsqu’on les allume, elles irradient la pièce d’un halo vert qui nous enveloppe dans une bulle colorée et apaisante. Elles utilisent une simple bande LED et une feuille de papier d’algue fixée par des petits aimants sur une structure en tôle pliée pour diffuser la lumière. À chaque saison de floraison, une nouvelle feuille d’algue sera produite et viendra remplacer la précédente, blanchie par le temps. La temporalité de ce renouvellement dépend de la durée d’utilisation de la lampe. Cela prendra quelques semaines ou plusieurs mois. C’est un lent processus que l’utilisateur peut décider de ralentir ou d’accélérer, créant une interaction plus durable, symbiotique et organique entre lui et l’objet lumineux. La feuille usagée pourra ensuite retourner dans la nature sous forme de composte, être rejetée à la mer pour nourrir les poissons ou être conservée comme une trace de ce moment passé avec l’algue et la lumière.
par Julien Villaret
Il enfourche le scooter, un peu fébrile et met le contact. Son genou le fait souffrir mais l’adrénaline n’est pas encore retombée et la douleur est supportable. Tout à l’heure en roulant sur les routes paisibles de Nong Khiaw, il n’a pas vu les petits plots orange qui délimitaient la zone de goudron frais sur l’asphalte défoncé et il est allé s’encastrer dedans comme une souris dans un piège à colle. Le scooter à glissé, et lui avec. Il portait un casque et des chaussures, le pire a été évité mais il a quand même de grosses éraflures sur les jambes qui mettront du temps à cicatriser…
Maintenant il ne pense qu’à reprendre ses recherches et à passer à autre chose. Son but en prenant la route ce matin était de trouver une de ces fermes à algues qu’il a aperçues plusieurs fois par la fenêtre du bus qui le menait de Luang Prabang à Nong Khiaw. Ici, les chips d’algues sont un trésor national. Il y a gouté dès son arrivée dans le pays et ne peut plus s’en passer. Le petit goût végétal de l’algue est rehaussé par l’arôme des graines de sésame torréfiées, ainsi que par des morceaux de tomate et d’oignons frits. Elles se dégustent de manière saisonnière en entrée ou bien en accompagnement d’un plat, et c’est un met de choix au Laos.
Mais ce qui l’intéresse au delà de ces considérations gastronomiques, c’est l’économie de production mise en place par les paysans avec ces algues de rivière. Comment sont-elles utilisées, récoltées, transformées, à quelle fréquence, et avec quels outils? Les grands séchoirs installés au bord des routes avec des centaines de feuilles d’algues exposées au soleil lui ont immédiatement rappelé sa propre production de papier d’algues, à plus de 10 000 km de là, avec des méthodes et un but différent, certes mais le geste et le matériau sont les mêmes et il a envie d’en savoir plus. Il se verrait bien par exemple intégrer des Kaipen à base d’ulve dans une une performance culinaire une fois de retour en Europe. Ce met revêt pour lui des caractéristiques esthétiques et gustatives sans pareils et l’idée de la nourriture à consommer comme expérience artistique l’a toujours intéressé.
En attendant il se retrouve perdu dans la campagne laotienne sur des routes qui serpentent entre des montagnes karstiques, des petits villages isolés et des cours d’eau verdoyants. Quand il en aperçoit un, il s’arrête pour regarder s’il ne voit pas des hommes ou des femmes occupés à récupérer des algues. Il sait que c’est la saison de floraison depuis quelques semaines et il espère qu’un indice pourra le mener chez des producteurs locaux. Plusieurs fois il s’arrête pour interroger des gens au bord de la route. Il communique en faisant des grands signes avec les mains, montre la rivière puis mime quelqu’un en train de mettre de la nourriture dans sa bouche. Les villageois se regardent d’un air amusé. Ils ne comprennent rien à ce qu’il essaye de leur expliquer. Personne ne parle anglais ni français dans cette région reculée. c’est alors que lui vient une idée : il a sur son téléphone portable plusieurs photos prises lors de sa fabrication de papier d’algue l’été dernier en Bretagne. Il les retrouve en un instant et les montre à une vieille femme dont le visage sans âge s’illumine. Elle semble enfin avoir compris ce dont il lui parle depuis une heure : les Kaipen ! Avec quelques gestes évasifs et des phrases brèves, elle lui explique vers où aller, un peu plus bas sur la rivière, puis tourner à droite, sur un chemin. Là-bas il devrait trouver ce qu’il cherche…
Le scooter redémarre au quart de tour. La machine semble ne garder aucune trace de l’épisode fâcheux de la matinée, contrairement à son conducteur qui commence maintenant à sentir ses blessures se réveiller. Qu’importe, il s’engage bientôt sur une petite route de terre caillouteuse qui descend vers la rivière et après quelques minutes de conduite nerveuse, il aperçoit une propriété clôturé par un grillage derrière laquelle des centaines de carrés verts semblent tapisser le jardin. On dirait une installation de panneaux solaires chlorophylée, organisée méticuleusement autour d’une petite ferme à l’intérieure de laquelle trois femmes sont en train de travailler. Il fait un signe de la main pour signaler sa présence. On lui indique le portail pour rentrer et il s’engouffre dans la propriété.
par Anaëlle Pirat-Taluy
En juillet 2002, dans un exemplaire de L’art rupestre protohistorique de Bretagne : artefacts, signes et motifs de Paul Ferdinand Jacobsthal ayant appartenu au préhistorien et archéologue Jacques Briard, je découvris une lettre manuscrite d’un certain D. Le Goofic ; cette lettre — dont la graphie se déploie en étranges fioritures ramées — développe une hypothèse tout à fait fascinante quant à l’utilisation des algues dans les rites funéraires de Bretagne à l’âge du Bronze. L’éminent archéologue venait de décéder, et j’avais été mandaté par la société préhistorique française pour faire l’inventaire des ouvrages de sa bibliothèque, dont il nous avait fait don. Les étagères de la bibliothèque couvraient trois murs de grande hauteur dans l’ancien bureau de la maison de Monsieur Briard : il me fallut plusieurs jours pour répertorier et analyser les ouvrages qui s’y trouvaient, tant elle était riche en livres rares, en références pointues, en éditions annotées par les plus grands historiens mondiaux, en manuscrits uniques ; une bibliothèque idéale, presque magique, pour l’étudiant en archéologie armoricaine que j’étais alors.
Sur D. Le Goofic, je n’ai trouvé aucun renseignement, sans doute s’agit-il d’un de ces archéologues amateurs qui aiment à s’imaginer des découvertes inédites et qui tentent de démontrer leurs connaissances par l’emploi d’un style emprunté et de références à l’actualité de la recherche. Monsieur Briard avait dû trouver l’hypothèse séduisante, quant à moi, malgré la fantaisie presque risible des idées qui y sont développées, cette lettre fut l’élément déclencheur des recherches que je mène encore aujourd’hui. Je la retranscris avec plaisir ici.
«Cher Monsieur Briard,
Avez-vous consulté les résultats des récentes études sur les tertres et sépultures de la région ? Sans aucun doute ! Vous avez la paternité de la plupart des découvertes sur le sol breton, mais les technologies dont les chercheurs disposent de nos jours sont tout simplement fascinantes et nous offrent encore bien des surprises. Vous aurez donc comme moi relevé, parmi les mises au jour dues aux fouilles actuelles, la présence de traces d’algues dans le coffre de ÎIe Blanche* au niveau du crâne du squelette. Cette découverte nous amène à différentes conjectures que je voudrais vous exposer ici. Nous savons, grâce au travail remarquable des archéologues des universités de York et de Glasgow, que l’algue faisait grandement partie du régime alimentaire des anciennes peuplades des bords de la Mer Celtique. Les études approfondies des sépultures datant de 3000 ans avant J.C. ont aussi permis de montrer la variété des objets qui y étaient disposés pour accompagner les morts dans leur voyage dans l’au-delà : armes, bijoux, objets du quotidien en céramique ou en bronze, outils ou encore tout l’attirail nécessaire pour l’organisation de festins. Des résidus importants de matières organiques comme le bois ou le cuir ont également été découverts dans les tombes, laissant supposer que de beaucoup de ces objets nous ne connaîtrons jamais la forme.
Enfin, nous connaissons l’importance que revêtait la tête chez les tribus celtes : elle était le lieu de l’âme, le lieu d’où l’esprit s’en allait quand le corps expirait. Je ne vous apprends évidemment rien, vous savez tout cela bien mieux que moi, mais ces éléments que je vous redonne ici me permettent de corroborer mon hypothèse. En effet, il me semble pouvoir affirmer que les algues ont eu un rôle important dans les rites et cérémonies de cette époque, et qu’elles ont pu servir, à l’instar d’autres matériaux dont l’usage n’est plus à démontrer, à la fabrication d’objets. Vous me direz que l’algue peut tout simplement avoir eu fonction de nourriture pour le long voyage qui attendait le défunt, voire d’offrande pour les dieux qui allaient l’accueillir. Certes, mais je pense pour ma part que l’algue est grandement sous-estimée, et que ses propriétés et les possibilités qu’elle offre ont été vite comprises par les Celtes. Mon idée, je vous la donne tout simplement, c’est que les algues ont servi à la fabrication de masques !
Le masque est à la fois le reflet de la divinité et la représentation de l’individu. Il permet d’établir un lien entre le monde humain et celui des esprits, et leur usage, notamment dans le cadre de rites funéraires, est avéré à cette époque. Leur usage est donc établi, mais quelle apparence ont pu avoir ces masques ? C’est là que le savoir et l’imagination de l’archéologue se rencontrent. Si l’on s’attarde sur l’esthétique et les procédés de fabrication de l’époque, et sur les caractéristiques de certaines algues, nous pouvons imaginer que celles-ci ont pu être tissées, comme pour faire un vêtement. Elles ont aussi pu être broyées, afin d’obtenir une pâte permettant le moulage des visages. Il y aurait sans doute peu d’ornements pour des masques réalisés dans un tel matériau : des visages de forme exagérément arrondie ou ovale et des traits simplifiés. Le nez serait à peine saillant mais en revanche on pourrait voir une forte protubérance du front, des arcades sourcilières et du menton. La bouche résumerait d’un trait l’émotion portée par la figure. Aucun élément ne pourrait être dessiné dans ce masque : pas de chevelure, ni autres barbes, pas de motifs gravés ni d’apparats, et de simples trous pour les yeux. Ces masques pourraient avoir l’aspect rudimentaire des crânes surmodelés du néolithique que l’on trouve au Proche-Orient ou encore dans les îles du Pacifique, ils pourraient aussi ressembler aux figures brutes et puissantes des masques de cérémonie dogon en bois. Nous pourrions les rapprocher aussi, dans l’usage et dans la forme, des masques des cultures mésoaméricaines faits en papier d’amate dont nous avons une connaissance indirecte grâce aux descriptions des Espagnols... J’espère que vous me pardonnerez ces comparaisons ethnographiques somme toute grossières ; sachez qu’elles sont uniquement dues à mon enthousiasme !
Les algues nécessaires à la fabrication des masques pourraient avoir été choisies selon leur couleur, dans les tons naturels de rouge, vert et brun qu’offre le matériau. Je ne suis pas spécialiste de la symbolique des couleurs mais il semble que le rouge serait réservé aux hommes de pouvoir, voire même aux représentations des dieux, quand le vert et le brun seraient pour les êtres de la nature et les hommes de la Terre. Le masque rouge serait alors porté par les maîtres de cérémonie et autres sorciers représentant les forces divines sur terre. Les verts et bruns seraient ceux permettant la représentation et l’identification du visage des morts dans l’au-delà. Tout cela me permet de présumer le caractère sacré de l’algue. Associée aux rites funéraires et aux fêtes, utilisée comme matériau aussi noble que le bois et le métal dans les représentations divines, nécessaire à la vie sur terre comme celle dans l’au-delà. Après tout, une ressource abondante et riche comme celle-ci méritait très certainement plus d’égard que de nos jours. J’espère que vous ne jugerez pas ces quelques réflexions comme trop extravagantes, mais après tout, ne faut-il pas des rêveurs pour faire avancer la science !
D. Le Goofic »
* L’auteur de la lettre évoque ici un coffre en schiste découvert en 1967 dans un champ sur la commune de Locquirec. Ce coffre, qui servait de sépulture à
un jeune adulte, avait la particularité d’être resté particulièrement bien étanche, et a permis de mettre au jour un squelette ainsi que différents objets en bon état de conservation.
par Julien Villaret
Les images imprimées sont pour moi comme des organismes vivants. Elles naissent sous la buse d’une imprimante, prennent corps de l’encre qui passe dans la maille d’un écran de sérigraphie ou bien qui est déposée sur le papier par les rouleaux d’une presse offset. On les regarde, on les admire, elles vivent leur vie d’image, puis vieillissent et s’altèrent tels une fleur ou un corps animal fatigué. Dans les vitrines des agences de voyages, les cartes postales désuètes de destinations lointaines ne conservent à la longue que le bleu du ciel de l’impression en CMJN. Cela créé une monotonie chromatique que j’ai toujours trouvé bouleversante.
Ce phénomène de vieillissement des images - on parlerait ailleurs de dépigmentation - est bien connu dans le milieu de l’industrie graphique. Les fournisseurs d’encre pour l’imprimerie ont par exemple définit deux types d’échelle pour quantifier ces pertes de contraste et de coloration dus à une exposition prolongée à la lumière : l’échelle de laine et l’échelle des gris. Sur la seconde, on distingue différentes nuances de gris qui, mises en corrélation viendront déterminer une perte de chatoyance de l’image plus ou moins marquée. Ceci est inéluctable dans le temps, que l’on parle de timbres poste ou bien d’affiches imprimées en 4 x 3 m et collées sur le bord des routes.
On observe la même chose avec les feuilles de papier d’algue à base d’ulves qui contiennent des pigments verts comme la chlorophylle. Ceux-ci sont essentiels à la photosynthèse, le processus par lequel les algues produisent de l'énergie en utilisant la lumière. Mais à partir d’un certain temps, la chlorophylle va subir une dégradation photochimique et les algues blanchiront. C’est ce qui arrive invariablement à la plupart de mes oeuvres produites à partir de papier d’algues. Elles sont éphémères, se dégradent avec le temps et c’est très bien ainsi. Il me semble que l’art est davantage un processus plutôt qu’un produit figé et l’on doit accepter que ses formes ne soient pas éternelles. C’est d’autant plus vrai avec les travaux produits à partir de matériaux naturels : algues, mycelium, teintures végétales etc…
Cette notion d’éphémère, sous-jacente à la consistance physique du papier d’algue, on la retrouve aussi dès l’origine de l’apparition des marées vertes. Ce phénomène cyclique et saisonnier de pollution environnemental par les algues est favorisé par le ruissellement de nitrates et de phosphates dans les eaux par l’agriculture intensive. Les ulves s’amoncellent d’abord sur les plages, puis blanchissent et finissent par pourrir. Elles sont alors ramassées pour être incinérées ou bien subissent une lente dégradation avant de disparaître, souillant au passage la côte. La nature semble ainsi se rebeller sous cette forme contre l’exploitation excessive et la gestion utilitariste de ses ressources.
Ce concept de trop plein qui ne produit rien, à dilapider gratuitement, sans compter, Georges Bataille l’a exprimé à travers sa notion de dépense, présentée dans son ouvrage de 1949 « La part maudite ». Appliquée à l’économie, la société et l’individu, la Dépense ou Perte n’est pas simplement une utilisation d'énergie sans but, mais une forme de consommation excessive, irrationnelle, qui échappe à tout calcul utilitaire ou productif. Le philosophe donne ainsi en exemple le sacrifice, la fête, l'excès, la consommation de ressources inutiles ou la destruction de biens. En prolongeant ce concept à la nature, on peut faire le parallèle avec les marées vertes qui ne servent à rien, ne s’insèrent dans aucun processus fonctionnel mais de par leur ampleur ouvrent un espace de déséquilibre et de destruction inédit pour l’environnement. Si les conséquences sont effectivement fâcheuses (empoisonnement au gaz toxique d’animaux ou de promeneurs, empêchement des autres espèces à se développer et défigurement du littoral), on ne peut s’empêcher de voir dans l’expansion des marées vertes une certaine réaffirmation de la vie par la perte, une manière pour le vivant de s’affranchir des contraintes imposées par les hommes et de révéler alors une force vive impossible à maitriser.
par Julien Villaret
J’aime le bricolage. Autant l’avouer maintenant, la somme des projets contenus dans ce livre est le résultat de bidouillages plus ou moins inspirés qui ont parfois donné des choses fort intéressantes, mais qui ont aussi très souvent lamentablement foiré. En tant qu’artiste je me plais à cultiver l’accident, le raté et l’incertain. L’amateurisme est pour moi une vertu cardinale. Qui a dit : « un artisan c’est quelqu’un qui fait bien ce qu’il sait faire et un artiste c’est quelqu’un qui fait bien ce qu’il ne sait pas faire »...? Un grand homme ! En tout cas je laisse le professionnalisme et la maîtrise technique aux autres, et je me délecte des petits trucs de raccroc qui vous sauvent une image ou un projet.
L’histoire des Photochromatics a démarré comme ça. Laissez-moi vous expliquer : mon livre favori sur les algues est un ouvrage de Susan Loiseaux-de Goër et Marie-Claude Noailles édité par la Station Biologique de Roscoff en 2009 et qui s’intitule sobrement Algues de Roscoff. À l’intérieur, plus de 160 espèces d’algues inventoriées, photographiées, dessinées sur des pages de grand format, en couleur, avec une épure stylistique et une rigueur scientifique qui en font une bible pour tout amateur d’algues et de beaux livres. Je m’y réfère généralement plusieurs fois par semaine pour aller y chercher des informations ou de l’inspiration. Bref, c’est une mine d’or. Il se trouve de surcroît que les autrices ont eu la bonté d’expliquer leur manière de travailler, et surtout le procédé technique par lequel elles arrivaient à produire des photographies d’algues précises, lumineuses et complètement objectivées, sur fond blanc pour qu’on puisse en distinguer tous les détails : « ... L’étape suivante, après récolte et retour au laboratoire, consiste à maintenir les échantillons dans l’eau de mer courante, puis à les trier en choisissant les plus caractéristiques, les nettoyer délicatement et les disposer dans une cuvette blanche remplie d’eau de mer propre. La prise de vue est effectuée dans les rapports 1/3 à 1/10, en lumière naturelle, au soleil, pour garder, autant que faire se peut, les “vraies” couleurs. »
Ce court paragraphe a du déclencher une étincelle dans mon cerveau, car dès sa lecture terminée, je me suis empressé de construire une boîte blanche étanche de grande dimension dans laquelle j’allais pouvoir réaliser mes propres clichés d’algues. Dans un état d’esprit presque « painlevesque » (comprendre, en hommage au pionnier du film documentaire aquatique Jean Painlevé), je décidais de doter mon nouvel outil d’un rail métallique sur lequel faire glisser une petite caméra vidéo pour réaliser des travellings et capturer les algues en mouvement, mais après avoir manquer de faire tomber dans l’eau l’appareil une bonne demi-douzaine de fois pour un résultat à chaque fois des plus médiocres, je dus me résoudre à abandonner l’idée.
Ne restait alors que l’aquarium pour photographier les algues. Je désirais d’abord tirer le portrait des espèces les plus courantes autour de Locquirec : Ulva, Porphyra, Bifurcaria, Palmaria, Laminaria... Leurs couleurs étaient vives et chatoyantes lorsqu’on les observait par beau temps en plongée, mais elles perdaient leur éclat lorsqu’elles n’étaient plus dans leur environnement naturel. J’eus donc l’idée de placer un arrière-plan coloré au fond de l’aquarium, au dessus duquel l’algue viendrait flotter, pour accentuer ses formes et lui donner du relief. Un truc de photographe de quartier en somme. Celui qui vous met un décor de tour Eiffel dans le dos pour camoufler votre teint maussade. Toujours est-il que je me suis pris au jeu car ce simple ajout de couleur dans mes compositions donna immédiatement un effet saisissant. La Porphyra survolait un aplat jaune qui semblait réchauffer ses teintes marrons, les tales du Fucus flottaient au- dessus d’un bleu qui rappelait les abysses et le rose subtil de l’Heterosiphonia était mis en valeur par un léger gris qui mimait un fond sablonneux par temps clair. Alors que j’aurais pu réaliser les mêmes effets sur un ordinateur en traitant mes photos avec un logiciel de retouche d’image, ce petit trucage à l’ancienne me permit de passer plus de temps auprès des algues, à peaufiner mon dispositif de prise de vue en plein air et à continuer à bricoler.
De retour à Berlin, j’ai imprimé et encadré ces photographies et le tout est devenu un travail autonome, une galerie de portraits qui présente les algues, seules ou par association, et qui permet de comprendre les particularités morphologiques de chaque espèce : on distingue par exemple très clairement la finesse de la membrane de l’Ulva et de la Porphyra qui les rend aptes pour la transformation en papier ou bien les petites poches gonflées présentes sur les lames de l’Ascophyllum qui lui permettent de flotter à la surface de l’eau pour capter plus de lumière. On peut regarder ces images avec l’œil du scientifique ou celui de l’amateur d’art. Je considère d’ailleurs la série des Photochromatics comme un hommage au travail des éminents botanistes qui ont entrepris de réaliser les premiers alguiers, il y a déjà plus d’un siècle et demi, tels William Henry Harvey en Angleterre ou les frères Crouan dans la région de Brest. Leurs ouvrages produits à la main en seulement quelques dizaines d’exemplaires parfois sont des bijoux d’innovation technique pour conserver et archiver les algues et ils sont en plus un témoignage historique de la rencontre, insolite à l’époque, entre l’art et la science.
Je pense également à d’autres, qui ont expérimenté formellement pour témoigner de la beauté et du mystère des algues. La botaniste et cyanotypiste Anna Atkins, qui a produit, il y a bien longtemps en Angleterre, des images bleues d’une force inouïe, et plus récemment l’artiste Nicolas Floc’h qui a photographié les champs d’algues marins en noir et blanc autour des côtes bretonnes avec un regard neuf et acéré. Mon travail s’est nourri du leur et de bien d’autres encore... Qu’ils en soient ici remerciés.
par Anaëlle Pirat-Taluy & Julien Villaret
Laminaria digitata, laminaire digitée
APT - Le nom vernaculaire de laminaire digitée aurait été donné à cette algue pour sa ressemblance avec les doigts déployés d’une main. On la trouve en zone infralittorale, généralement en ceinture au-dessus de ses parentes les laminaires rugueuses et les laminaires jaunes, qu’elle protège de la lumière. Grande algue brune aux lames plates et larges, elle est récoltée et utilisée dans la conception d’additifs alimentaires, mais elle peut être aussi tout simplement séchée et commercialisée telle quelle, sous le nom de kombu. Elle fait partie des algues que l’on trouve régulièrement échouées dans la laisse de mer : abandonnée ainsi, elle prend une teinte très sombre et donne l’impression de longues traînées noires sur le sable. À ce stade, Laminaria digitata n’est plus comestible, en revanche sa texture très épaisse et sa couleur sombre deviennent intéressantes pour la fabrication du papier. Les feuilles de papier obtenues à partir de cette algue sont noires, épaisses comme du carton, et très cassantes.
JV - Les laminaires symbolisent pour moi la puissance et la vitalité des algues. Lorsqu’on parle de forêts d’algues et de refuge marin pour de nombreuses espèces animales, on parle de laminaires (ou de kelp, en anglais). Je les ai observées en plongée et photographiées à de nombreuses reprises sur toute la côte autour de Locquirec, où elles sont très présentes. J’en ai également prélevé plusieurs fois en essayant d’en extraire l’alginate contenu dans les thalles. Après quelques heures passées dans l’eau douce, l’algue commence à libérer une substance gluante, que l’on peut alors filtrer et récupérer. J’en ai utilisé dans la réalisation de certains masques et l’ai également incorporée dans de la pâte à papier élaborée à partir d’autres espèces.
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Bifurcaria bifurcata, bifurcaire rameuse
APT - Son nom latin indique un endroit où deux choses se séparent ; il a été appliqué à cette algue pour ses tiges ramifiées. Bifurcaire se trouve accrochée sur la roche ou en épiphyte sur d’autres algues ; elle se cramponne souvent à l’ulve verte, qu’elle semble même orner de ses longues frondes rondes. Elle vit dans la zone infralittorale et ne se montre que très rarement hors de l’eau. Ses stipes cylindriques sont de couleur brune ou vert olive à la base, et deviennent jaune vif aux extrémités, ce qui la rend facilement repérable parmi ses congénères ; émergée et séchée, elle prend une teinte noire. Dans l’eau, le balancement de ses tiges souples donne l’impression d’une écriture en mouvement. Pour la création de l’alphabet qui partage son nom, bifurcaire a été recueillie dans les eaux bordant la petite île de Molène, à quelques encablures du port de Trébeurden.
JV - Bifurcaria bifurcata est une petite algue brune, fine et tubulaire qui pousse en bouquets dans les mares de l’estran. Ces ramifications multiples qui « bifurquent » permettent d’imaginer certaines lignes et tracés lorsqu’on les observe. C’est comme ça que j’en suis venu à former des lettres avec cette algue, puis à dessiner mes premiers caractères typographiques inspirés directement par une algue. je n’ai pas essayé de la transformer en papier, ni même de la cuisiner. On ne mange pas un alphabet !
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Fucus vesiculosus, goémon vésiculeux
APT - Fucus vésiculosus est, comme son nom l’indique, une algue à vésicules. Elle se caractérise par ses lames plates à bords ondulés, comme découpées par des ciseaux cranteurs, agrémentées de ses petites bulles d’air qui lui permettent de s’ériger vers la surface pour capter la lumière du soleil. Fucus est cultivée en Bretagne et ailleurs pour ses propriétés nutritionnelles et est utilisée dans l’industrie alimentaire et cosmétique.
JV - Fucus vesiculosus est une algue brune que je n’ai pas cherché à transformer en papier de par sa robustesse et la difficulté à hacher ses thalles. Elle est de couleur vert-brun et possède de petites vésicules qui l’aident à flotter. Je l’ai en revanche beaucoup photographiée et ai observé les variations de ses formes, car elle est déclinée en plusieurs espèces assez proches qui n’ont de différences que certains détails morphologiques comme par exemple la dentelure des lames (Fucus serratus). J’ai comme projet depuis un certain temps de réaliser une nouvelle police de caractères inspirée par cette algue et qui viendrait enrichir la collection typographique Algalphabet.
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Ascophyllum nodossum, goémon noir
APT - Son nom latin pourrait se traduire par « feuille à outres noueuses », et ses longues tiges parées de vésicules à intervalle régulier lui donnent l’aspect d’une corde à nœuds.
JV - Ascophyllum, ou goémon noir, est très présente en Bretagne. Sur pratiquement chaque rocher, à marée basse, on peut la rencontrer. C’est aussi de manière plus prosaïque l’algue que l’on retrouve dans les bourriches d’huîtres ou sur les étals des poissonniers pour parfaire la décoration. Il paraît qu’elle contient énormément d’alginate, un gélifiant d’origine naturelle très valorisé dans l’industrie alimentaire et pharmaceutique. Je l’ai beaucoup prise en photo car je trouvais sa couleur vert olive très belle. Sa forme assez fluide et fuselée en fait un objet particulièrement attirant, que l’on a envie de toucher.
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Chondrus crispus, pioca
APT - Son nom vient du latin chondr (cartilage) et crisp (crépu), car elle se présente en petites touffes frisées jaunes, rouges ou vertes, et cartilagineuses au toucher. Elle partage son lieu de vie avec Fucus ou Himanthalia, cachée sous ces grandes algues. Elle s’apparente à du lichen de mer, et si elle a pu autrefois faire partie de l’alimentation des habitants des littoraux bretons ou irlandais, elle est aujourd’hui cultivée à des fins industrielles, pour servir d’épaississant à diverses préparations culinaires ; nous la connaissons mieux sous l’appellation E407.
JV - Chondrus crispus, c’est une belle rencontre. J’avais lu quelque part que l’agar-agar était produit à partir de cette algue rouge et cela m’avait donné envie d’en produire moi- même. Je me rappelle avoir regardé plusieurs fois une vidéo japonaise sur la fabrication de ce gélifiant naturel et avoir essayé de reproduire le procédé dans ma cuisine en Bretagne. Au bout de quelques minutes sur le feu, plongée dans un mélange d’eau salée, l’algue commençait à produire une mousse odorante que je m’évertuais à filtrer au chinois puis à conserver dans des tupperwares, espérant pouvoir faire sécher puis conditionner le précieux substrat. Résultat au final assez décevant, cet agar-agar de pacotille n’ayant pas les propriétés gélifiantes attendues. Mais j’en ai quand même mélangé à d’autres algues broyées pour en faire une pâte avec laquelle j’ai fait quelques empreintes de masques. Au bout de plusieurs jours, la matière commença à moisir et j’ai ainsi pu réaliser quelques clichés mortifères assez saisissants.
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Palmaria palmata, dulse
APT - Son nom vient du latin palm (palme, palmier) et ata (muni de), en référence à la forme de ses lames découpées comme une feuille de palmier ; on l’appelle parfois « main de mer palmée ». Elle porte le nom vernaculaire de dulse, probablement dérivé de l’adjectif « doux », du fait de sa comestibilité. Dulse, vulgairement appelée Goémon à vache, vit dans la zone de balancement des marées, fixée sur les rochers ou sur d’autres algues comme les grandes laminaires. De couleur rouge foncé à rosé pour les parties les plus récentes, elle devient presque jaune lorsqu’elle reste exposée trop longtemps au soleil. Ses couleurs vives et dégradées et sa forme éclatée en font une algue appréciée des botanistes pour leurs herbiers marins, même si en séchant elle prend nécessairement une teinte fanée.
JV - La dulse est une de mes algues préférées ! On repère ses gros thalles rouges à des kilomètres lorsqu’on est en plongée et c’est toujours un émerveillement de la voir se balancer de droite à gauche dans la colonne d’eau au gré du courant. Elle brunit en séchant et j’ai donc pu la transformer en papier d’algue de couleur sombre qui dénotait par rapport à ses congénères verts. Quand elle est encore jeune, on peut la croquer à pleines dents et elle est aussi délicieuse à manger dans des salades ou sur du poisson. J’en ai photographié plusieurs spécimens sur des fonds de couleur différents dans la série des Photochromatics où sa teinte rouge faisait des merveilles.
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Ulva sp., laitue de mer
APT - Son nom vient du latin Ulva (herbe) et on dénombre au moins deux espèces proches à la dénomination différente : Ulva lactuca (laitue) et Ulva armoricana (d’Armorique). On trouve ces deux types d’Ulva dans les eaux peu profondes où elles bénéficient de la lumière du soleil et de la douce tiédeur de l’eau. Elles ont une durée de vie très courte, mais une capacité à se renouveler rapidement et à proliférer dans tout type d’environnement, ce qui explique leur abondance sur les côtes bretonnes, mais aussi partout dans le monde. La différence physiologique entre Ulva lactuca et Ulva armoricana n’est observable qu’au microscope, d’où la difficulté à les nommer précisément à l’oeil nu.
JV - L’ulve, c’est par elle que j’en suis venu à m’intéresser aux algues ! Lors des grandes marées vertes d’été, on la croise partout sur les plages bretonnes. Les touristes pestent car elle défigure les plages, les écologistes l’abhorrent car elle menace les autres espèces, et elle peut même s’avérer dangereuse pour l’homme lorsqu’elle pourrit et rejette des effluves de gaz toxique. Moi j’en ai fait du papier... De belles feuilles d’un vert intense que j’ai utilisées dans différents projets et expositions. Elle est très fine et transparente, et se laisse travailler mieux que n’importe quelle autre espèce d’algue. Je la ramasse sur l’estran à marée basse à Locquirec ou Saint-Michel-en-Grève.
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Porphyra, nori
APT - Du grec porphyra (pourpre), en référence à sa couleur violette rehaussée des reflets qui lui donnent son nom. Elle vit dans l’estran et peut rester très longtemps émergée, étalée sur les rochers. Nori en japonais signifie tout simplement algue.
JV - J’ai d’abord été surpris d’en trouver directement sur la plage à marée basse, accrochée à des rochers. Dans mon imaginaire, la nori était cette algue du bout du monde que l’on utilise pour préparer les makis dans la gastronomie japonaise. C’est une algue rouge, mais qui prend un aspect brun lorsqu’on la cueille. J’ai très vite essayé d’en faire du papier car elle est fine, et facilement mixable, un peu comme sa cousine l’ulve. Le résultat était cependant moins probant que pour l’algue verte, et j’ai eu plus de mal à faire sécher convenablement les feuilles produites. J’en ai néanmoins utilisé dans la réalisation des masques et j’en ai aussi fait sécher de grosses quantités que j’ai ensuite offertes à des amis pour cuisiner. Elle dégage en effet un goût d’umami très prononcé dont raffolent les gourmets et amateurs de cuisine asiatique.
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Himanthalia elongata, spaghetti de mer
APT - Son nom vient du grec himant (courroie), pour ses longues lanières épaisses pouvant aller jusqu’à trois mètres de long. Elle vit dans les eaux peu profondes mais toujours immergée, et elle aime particulièrement l’agitation du ressac qui lui fait fouetter la roche contre laquelle la mer se heurte dans son mouvement perpétuel.
JV - Himanthalia elongata, couramment appelée spaghetti de mer, est une algue brune que j’ai utilisée pour réaliser des feuilles de papier d’algue (sans grand succès) mais aussi pour la cuisine. En ce qui concerne le papier, il était difficile de broyer l’algue en petites particules pour la transformer en pâte à papier. Ses thalles sont en effet assez résistants et l’on obtient des morceaux beaucoup trop gros pour le résultat escompté. Néanmoins, en la mélangeant à d’autres algues (ulves, nori), je me souviens avoir produit quelques feuilles qui en contenaient. En revanche, elle est parfaite pour une application culinaire, et j’ai plusieurs fois cuisiné les Himanthalias qui se préparent comme des spaghettis classiques. Au moment où l’on plonge les algues dans l’eau bouillante comme on le ferait avec des pâtes, elles changent instantanément de couleur et deviennent vert vif. Ses pigments bruns sont tout de suite anéantis par l’eau chaude et ne reste visible que la chlorophylle présente en grande quantité dans cette algue.
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Heterosiphonia plumosa, hétérosiphonie plumeuse
APT - Son nom vient du grec siphôn, pour ses tiges creuses, associé au latin plumosa (plumeux), pour l'aspect de ses ramifications en forme de plumes. Les prairies rouges formées par Heterosiphonia se trouvent dans les zones les plus profondes et ombragées de l’estran, là où l'agitation est vive. Elle utilise ses solides crampons pour ne pas être arrachée à la roche ou à la laminaire qui l'accueille. Toutefois, la force des courants étant parfois trop forte, elle se détache et on retrouve Heterosiphonia en épave sur les côtes et les plages.
JV - J’adore la couleur rose vif de cette petite algue très fine que l’on ramasse parfois par poignées entières sur l’estran à Locquirec. J’ai réussi à produire de belles feuilles rouges et roses à partir de cette algue et elle se prête parfaitement bien à la transformation en pâte à papier. Elle est originaire des mers du sud et aurait migré jusqu’en Bretagne sur les cales des bateaux de commerce, comme de nombreuses autres espèces avant elle.