Les Gestes Imparfaits
Anaëlle Pirat-Taluy
Il commence à maîtriser le geste : plonger le tamis dans la bassine, de biais, recueillir juste ce qu’il faut de matière, de façon homogène, puis sortir le tamis de l’eau, bien à plat. Pourtant, c’est souvent qu’il doit répéter plusieurs fois le mouvement avant d’arriver au résultat qu’il souhaite. Quant à la perfection, il sait qu’il lui faudrait travailler sans relâche chaque jour pour y arriver. Il a lu quelque part que les japonais estiment qu’il faut dix ans de pratique pour devenir maître dans l’art de la fabrication du papier. Dans les quelques papeteries artisanales et traditionnelles du Japon encore en activité, la production d’une feuille est de l’ordre du cérémonial, il y a même des chants que les papetiers entonnent lors de leur travail qui ne tolère aucune erreur. Il sait tout cela mais il n’est pas prêt à le faire. D’abord car il ne cherche pas la perfection, il cherche le plaisir du geste. Ensuite car les algues qu’il utilise n’ont pas le caractère sacro-saint de certaines essences de bois comme le Kôzo, dont les fibres solides permettent de créer un papier résistant et doux : c’est un matériau difficile, qui ne résistera pas très bien au temps. Enfin, car il aime ses feuilles de papier d’algue uniques et imparfaites, qui ne sont la plupart du temps destinées à rien d’autre qu’à elles-mêmes. Certes, il joue parfois avec ses feuilles : il en fait des lampes, des livres, des masques, des collages, il crée des compositions de couleurs, des jeux avec la lumière. Il teste différents usages, mais rarement celui d’écrire ou d’imprimer dessus. On lui a parfois passé des commandes importantes, qu’il a toujours décliné : il n’a pas vocation à fabriquer des feuilles en grande quantité.
Il se souvient, quand il a commencé à s’intéresser aux algues, de la forte impression que lui avait laissé la vue de ces tracteurs charriant les tonnes d’algues vertes rejetées en masse sur les plages. “L’invasion des algues tueuses”, les gros titres dans les journaux de l’époque résonnaient comme ceux de mauvais films de science-fiction. Cela lui avait donné envie, étrangement, de fabriquer du papier mortel. Il avait déjà entendu parler de ces encres poison, préparées à base d’arsenic et très utilisées au 19e siècle, de la même couleur verte que l’algue d’ailleurs, mais jamais de papier naturellement toxique. Heureusement, il s'est rendu compte au cours de ses premières récoltes, que l’algue verte n’est dangereuse qu’en masse. Son idée première vite oubliée, il a commencé à mieux regarder ce végétal marin qui fait partie de son environnement mais auquel il n’avait finalement jamais prêté attention. Il l’a vu d’abord comme une matière à exploiter, une ressource inépuisable qui pourrait être utilisée dans de nombreux domaines. Puis il a vu les algues comme des espèces toutes singulières qui pouvaient lui apporter une multitude de possibilités formelles, un matériau qu’il pourrait amener dans son champ de recherche et de travail.
Les feuilles de papier d’algue nouvellement produites reposent maintenant sur de grands séchoirs faits de planches de contreplaqué mélaminé. Il faudra les remettre sous presse, plusieurs fois, car elles s’évertuent à gondoler, à résister à l’entreprise d’aplanissement pour bien montrer leur nature indisciplinée. L’algue est revêche, même transformée en pâte à papier et ces feuilles ne seront jamais des objets figés. Elles vont continuer leur vie, réagir à la lumière, à la chaleur ou au froid ; leur couleur va s’effacer, la pâte va pourrir, la feuille va se craqueler. Le papier d’algue est instable, changeant, vivant.